“Au bagne", un reportage d’Albert Londres au cœur de la détresse humaine
Publié en 1923 dans Le Petit Parisien, le reportage "Au bagne" d’Albert Londres a connu un retentissement considérable. Dénonçant la misère des forçats au bagne de Guyane, les écrits du journaliste résonnent encore aujourd’hui.

“Je ne suis plus un homme, je suis un bagne”. C’est un des témoignages que récolte Albert Londres dans son reportage "Au bagne", publiée en 1923 dans Le Petit Parisien. Un mois d’enquête sur le pénitencier de Guyane, plus précisément à Saint-Laurent-du-Maroni. Là-bas, sept mille condamnés surveillés par six cents fonctionnaires. En 1854, une loi permet la création de ces endroits hors du territoire métropolitain. Après l’abolition de l’esclavage, la Guyane manque terriblement de main-d'œuvre. C’est ainsi qu’est née cette terre de bagne. Et c’est sans filtre que Londres nous raconte l’horreur de ces lieux.
“L’esprit peut se faire une raison, l’estomac jamais”. Sans manger, sans boire, malades, les forçats tentent de survivre. Construisant une route de Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni, ils font face à une misère qui nous est inconnue. “La question serait de savoir si l’on veut faire une route ou si l’on veut faire crever des individus. Si c’est pour faire crever des individus, ne changez rien ! Tout va bien !”. Londres décrit avec une ironie marquante la pitié qu’il ressent, sûrement pour se distancer des effroyables révélations de sa plume. Les pourris mélangés aux plus innocents, “ce qui est perdu et ce qui peut être sauvé". C’est là qu’il touche un point sensible de la loi. Ou plutôt une grave erreur du bagne.
“Le bagne commence à la libération”
Plus qu’une enquête, c’est un véritable réquisitoire contre la politique pénitentiaire. L’auteur dénonce ce que l'on ignore : le doublage. Lorsqu’un forçat est “libéré”, il doit rester en Guyane pendant la même durée de sa condamnation. Au-delà d’une peine de 8 ans, c’est la perpétuité sur l’île. Mais quelle vie est réservée là-bas à un ancien forçat ? Sans toit, sans nourriture, sans travail et sans espoir. Tout est résumé dans la pertinente formule de Londres : “le bagne commence à la libération”. Ses écrits relèvent une profonde question : peut-on condamner deux fois un homme pour la même faute ? Visiblement, sur cette île, on peut. La seule perspective d’un futur : l’évasion. Certains lancent des cailloux à la mer, espérant créer une digue qui rejoindrait la France. C’est à ce genre de folie que nous confronte Londres, en employant toujours l’intensité nécessaire.
Le plus poignant reste les portraits dressés par l’auteur. Hespel, Ullmo, Roussenq... ces bagnards sont traités comme des hommes par Londres. Une banalité dont ils n’ont plus l’habitude. Tout en nous confrontant à la misérable réalité, il souligne la beauté d’une solidarité entre ces prisonniers. Comme “le chant du condamné à mort”, fredonné par les forçats pour prévenir le condamné que son bourreau arrive. On voit la capacité de Londres à faire naître la grandeur d’une situation si dramatique.
L’enquête s’achève sur une lettre ouverte au ministre des Colonies. La force considérable du texte mènera à la suppression du bagne en 1924. Ses écrits sont l’exemple même du journalisme qui modifie la société en profondeur. On peut parfois penser que seuls les bons livres sont ceux qui changent le monde. En voici la preuve.
Laura Sonilhac
Le 07/12/2020